Bruno Julliard critique la politique culturelle menée par Ville de Paris, après avoir démissionné, le 17 septembre 2018, de son poste de chargé de la culture de la capitale française. Il dénonce l’absence «d’une incarnation au plus haut niveau» de l’action culturelle de la ville et «d’une vision aboutie et collective» de la question, ainsi qu’un manque de «courage» des instances municipales.
L’ancien premier adjoint de la maire Anne Hidalgo estime que l’intervention de la Ville se réduit «à la gestion d’un guichet de financement [et] à la multiplication de moments festifs». Il a confié au Monde ses «vifs désaccords d’orientation et de méthodes de gouvernance» avec la première magistrate, mais la question de la culture n’a pas été abordée directement dans l’entretien qu’il a accordé au quotidien du soir. Il précise toutefois dans sa lettre au milieu culturel, reproduite ci-dessous, «ne plus être en capacité de poursuivre [s]on action dans de bonnes conditions».
M. Julliard juge favorablement son action au cours des six années de son mandat. Il se félicite d’avoir mis fin à la création de lieux culturels supplémentaires et d’avoir plutôt misé sur la «transformation» des lieux existants. Il soutient avoir «invent[é] de nouvelles formes de relations» avec la mise en réseau des lieux culturels, la création de «circulations» et l’ouverture «de nouveaux espaces de rencontre et d’expression». Il se dit par ailleurs fier d’avoir su renouveler, rajeunir et féminiser les animateurs des lieux culturels parisiens.
La feuille de route adressée à Bruno Julliard, en charge de la culture depuis 2012 dans les deux plus récentes administrations parisiennes, précise qu’il était responsable à ce titre de toutes les questions relatives à la culture. L’accessibilité à la culture, le soutien à la création, la valorisation du patrimoine, le développement de l’art dans l’espace public, le rayonnement culturel de Paris dans le monde et l’accompagnement des entreprises culturelles figuraient parmi les priorités fixées par Anne Hidalgo à son premier adjoint démissionnaire.
Texte intégral
Chers amis,
Ma démission trouve son fondement dans des raisons essentiellement extérieures à mon mandat d’adjoint à la culture. Cependant, sur ce terrain aussi, je considère ne plus être en capacité de poursuivre mon action dans de bonnes conditions, ne pouvant me résoudre à défendre des décisions que je ne partage pas.
La politique culturelle d’une capitale comme la nôtre ne peut faire l’économie d’une vision aboutie et collective, d’une incarnation au plus haut niveau et de courage. Ces conditions sont indispensables afin d’éviter que notre action ne se réduise à la gestion d’un guichet de financement ou à la multiplication de moments festifs. Il en va de l’existence même des politiques culturelles, telles qu’elles se sont progressivement inventées avec la décentralisation.
Durant ces six années j’ai rencontré chacun d’entre vous à de nombreuses reprises ainsi que les artistes, les œuvres, le public qui habitent et animent nos lieux culturels, et de plus en plus souvent nos rues, nos écoles, nos vies. Au-delà des émotions personnelles, des chocs esthétiques et des découvertes, qui m’ont intimement transformé, j’ai beaucoup appris. Votre expérience et votre engagement m’ont permis d’affiner, parfois même corriger, ma vision d’une politique culturelle moderne, exigeante et juste.
Nous avons porté ensemble un projet d’ouverture aux autres, au monde, aux pratiques et aux esthétiques de tous les horizons, aux folies, aux idées. Nous avons porté un projet de liberté: liberté de créer, de s’exprimer, d’innover. Je suis fier du travail que nous avons accompli. Nous avons défendu une culture vivante, essentielle dans la période de troubles de tous ordres que nous connaissons. Elle seule permet les émotions, la controverse et donc l’évolution des idées, et finalement de notre société.
Nos engagements étaient connus, et ils ont été pour l’essentiel honorés. J’ai très tôt proposé de ne pas poursuivre une politique expansionniste de création de lieux culturels supplémentaires, afin de ne pas amplifier l’appauvrissement en cours des établissements existants. Construire et ouvrir des lieux est pourtant visible et politiquement très valorisant. J’ai préféré le pari de la transformation, progressive et volontariste. En facilitant les mises en réseau, en créant des circulations, de nouveaux espaces de rencontre et d’expression, en invitant d’autres visages et d’autres langages à prendre place, nous avons démontré qu’inventer de nouvelles formes de relations est souvent plus efficace qu’augmenter indéfiniment les surfaces de diffusion. À cet égard, je suis particulièrement fier de notre action en termes de renouvellement, de rajeunissement, de féminisation des équipes qui animent les lieux culturels parisiens.
Ces mouvements ont nécessité des décisions complexes et parfois douloureuses. J’ai trouvé à mes côtés des services administratifs passionnés et très impliqués auprès de vous. Paris est forte de ses compétences. Je remercie particulièrement Régine Hatchondo, Noël Corbin, Claire Germain, Delphine Lévy, leurs équipes, ainsi que les membres de mon cabinet. Tous ont fait preuve à mes côtés d’un grand professionnalisme.
Une politique culturelle est par essence un travail collectif, dont les professionnels que vous êtes sont les acteurs naturels. Je vous remercie tous pour votre énergie, votre capacité à y croire toujours, votre talent pour porter les artistes et leurs œuvres mais aussi pour votre conscience aiguë de jouer, dans le concert de notre société fragile, un rôle majeur et déterminant. Notre travail en commun a renforcé ma conviction que l’implication du politique dans le culturel ne doit pas rimer avec un exercice du pouvoir sur l’artistique. J’ai refusé les collusions et l’ingérence dans le monde culturel. Je sais que nombreux sont ceux qui partagent cette vision d’un équilibre qui doit être préservé ou chacun reste dans son rôle.
Je sais les conditions parfois difficiles dans lesquelles vous avancez. Il me semble que nous sommes à un moment charnière où beaucoup est à réinventer pour permettre la continuation du progrès et de la liberté de créer. L’émancipation fonde depuis toujours mon engagement politique; c’est pourquoi vous trouverez toujours en moi un allié sincère de la cause culturelle, à sa juste place, volontaire et militant.
Je vous souhaite le meilleur et serai heureux de vous revoir, partout où l’art et la culture éclaireront notre belle ville.
Bruno Julliard