Le 6 février 2015, le Conseil d’État a confirmé la décision du Tribunal administratif de Clermont-Ferrand suspendant l’exécution de l’arrêté du maire de la commune de Cournon-d’Auvergne interdisant le spectacle La bête immonde de Dieudonné M’Bala M’Bala. La juridiction administrative française estime qu’il n’existe pas de circonstance permettant de craindre des troubles à l’ordre public dans l’hypothèse du maintien du spectacle. L’arrêté municipal portait ainsi, comme l’a relevé le tribunal de première instance, «une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’expression et à la liberté de réunion».
Le juge des référés du Conseil d’État rappelle que «l’exercice de la liberté d’expression est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés
». Il ajoute à cet égard que les atteintes portées aux libertés d’expression et de réunion, en vertu d’exigences d’ordre public, «doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées
». Elles ne l’étaient manifestement pas aux yeux de la Haute juridiction administrative. Elle ne se prononce cependant pas sur l’argument relatif à la «dignité humaine
» invoqué par le maire de la commune, argument qui se trouve pourtant au coeur d’une ordonnance controversée rendue une année plus tôt par la même autorité juridictionnelle.
Le 9 janvier 2014, le Conseil d’État avait en effet rétabli l’interdiction prononcée par le préfet de la Loire-Atlantique d’une représentation à Saint-Herblain du spectacle précédent de Dieudonné M’Bala M’Bala, Le mur. Le juge des référés avait alors invoqué un «risque sérieux
» d’atteinte au principe de la «dignité de la personne humaine
» consacrée par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et par la tradition républicaine. La juridiction administrative française avait aussi pris en compte les risques de troubles à l’ordre public si le spectacle projeté était maintenu (voir le texte intégral de l’ordonnance).
Dernière mise à jour: 26 septembre 2017
Texte intégral
CONSEIL D’ÉTAT
Juge des référés
N° 387726
Lecture du vendredi 6 février 2015
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
Vu la requête et le mémoire complémentaire, enregistrés les 5 et 6 février 2015 au secrétariat du contentieux du Conseil d’État, présentés pour la commune de Cournon d’Auvergne, représentée par son maire; la commune demande au juge des référés du Conseil d’État:
1°) d’annuler l’ordonnance n° 1500221 du 5 février 2015 par laquelle le juge des référés du Tribunal administratif de Clermont-Ferrand, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative, a, d’une part, suspendu l’exécution de l’arrêté du 2 février 2015 du maire de la commune de Cournon d’Auvergne portant interdiction du spectacle de M. B. D. prévu le 6 février 2015 dans cette commune et, d’autre part, enjoint au maire de laisser se dérouler ce spectacle le 6 février 2015 dans la salle du Zénith de Cournon;
2°) de rejeter la demande de première instance de la société Les Productions de la Plume et de M. B. D.;
elle soutient que:
– l’ordonnance est insuffisamment motivée;
– la condition d’urgence ne pouvait pas être regardée comme remplie en première instance, faute pour les requérants de démontrer l’existence d’un préjudice financier;
– l’arrêté litigieux ne porte pas d’atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales d’expression et de réunion, l’interdiction étant la seule mesure permettant, en l’espèce, d’assurer le maintien de l’ordre public;
Vu l’ordonnance attaquée;
Vu le mémoire en défense, enregistré le 6 février 2015 présenté par la société Les Productions de la Plume et M. B. D., qui concluent au rejet de la requête et à ce que la somme de 4 000 euros soit mise à la charge de la commune de Cournon d’Auvergne;
ils soutiennent que:
– le juge des référés du Tribunal administratif de Clermont-Ferrand a pu relever à bon droit que la condition d’urgence est remplie, le spectacle étant prévu ce soir;
– il existe une atteinte grave aux libertés fondamentales que constituent la liberté d’expression, la liberté du travail et la liberté de réunion;
– le risque de trouble à l’ordre public n’est pas avéré;
Vu les pièces desquelles il ressort que la requête a été communiquée pour observations au ministre de l’Intérieur;
Vu les autres pièces du dossier;
Vu la Constitution, notamment le préambule;
Vu le Code général des collectivités territoriales;
Vu la loi du 30 juin 1881 sur la liberté de réunion;
Vu la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse;
Vu le Code de justice administrative;
Après avoir convoqué à une audience publique, d’une part, la commune de Cournon d’Auvergne, d’autre part, la société Les Productions de la Plume et M. B. D. ainsi que le ministre de l’Intérieur;
Vu le procès-verbal de l’audience publique du 6 février 2015 à 14 heures, au cours de laquelle ont été entendus:
– Me Waquet, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, avocat de la commune de Cournon d’Auvergne;
– Me Nicolaÿ, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, avocat de la société Les Productions de la Plume et de M. B. D.;
– les représentants de la société Les Productions de la Plume et de M. B. D., qui invoquent un moyen nouveau tiré de ce que l’arrêté litigieux n’a pas été signé par le maire;
et à l’issue de laquelle le juge des référés a clos l’instruction;
1. Considérant qu’aux termes de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative: «Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures»;
2. Considérant que la commune de Cournon d’Auvergne relève appel de l’ordonnance du 5 février 2015 par laquelle le juge des référés du Tribunal administratif de Clermont-Ferrand a suspendu l’exécution de son arrêté du 2 février 2015 interdisant le spectacle de M. B. D., dit «Dieudonné», prévu le 6 février 2015 dans cette commune;
3. Considérant qu’en vertu de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative, il appartient au juge administratif des référés d’ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une autorité administrative aurait porté une atteinte grave et manifestement illégale; que l’usage par le juge des référés des pouvoirs qu’il tient de cet article est ainsi subordonné au caractère grave et manifeste de l’illégalité à l’origine d’une atteinte à une liberté fondamentale;
4. Considérant que l’exercice de la liberté d’expression est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés; qu’il appartient aux autorités chargées de la police administrative de prendre les mesures nécessaires à l’exercice de la liberté de réunion; que les atteintes portées, pour des exigences d’ordre public, à l’exercice de ces libertés fondamentales doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées;
5. Considérant que, pour interdire la représentation, le maire de la commune de Cournon d’Auvergne a relevé que ce spectacle comporte «de nombreux propos antisémites», semblables à ceux pour lesquels son auteur a fait l’objet de «nombreuses condamnations pénales»; qu’il comporte par ailleurs des propos portant atteinte à la dignité humaine ainsi que le geste et le chant dits «de la quenelle»; que le maire s’est également fondé sur ce que ces propos et ces gestes, dans un contexte national caractérisé par «les tragiques évènements qui se sont déroulés sur le territoire français les 7, 8 et 9 janvier 2015» et compte tenu, à la suite de ces évènements, de l’attitude de M. B. D., qui a motivé l’ouverture d’une procédure judiciaire «pour apologie du terrorisme», sont également de nature à mettre en cause la cohésion nationale et à porter «une atteinte grave au respect des valeurs et principes républicains»; que le maire a enfin retenu que l’émotion ressentie localement, tenant à ce qu’une des victimes de l’attentat du 7 janvier était originaire de la région, la réalisation sur le territoire de la commune de tags «dirigés contre les communautés juives et musulmanes» dans la nuit du 21 au 22 janvier, et les messages reçus à propos de ce spectacle pouvaient laisser craindre des incidents violents; qu’eu égard à ces différents éléments et à la circonstance que tous les effectifs des forces de l’ordre étaient, selon lui, mobilisés dans le cadre du plan «vigipirate», le maire a estimé que l’interdiction de ce spectacle constituait la seule mesure de nature à assurer le maintien de l’ordre public;
6. Considérant toutefois qu’ainsi que l’a relevé le juge des référés du Tribunal administratif de Clermont-Ferrand, il ne résulte ni des pièces du dossier ni des échanges tenus au cours de l’audience publique que le spectacle litigieux, programmé dès le mois de juin 2014 dans la salle du Zénith de Cournon d’Auvergne, qui a déjà été donné à plusieurs reprises notamment à Nantes en décembre, puis à Pau et Toulouse les 9 et 10 janvier derniers, y ait suscité en raison de son contenu, des troubles à l’ordre public, ni ait donné lieu, pour les mêmes raisons, à des plaintes ou des condamnations pénales; qu’il ne résulte pas davantage de l’instruction qu’il comporterait les propos retenus par le maire dans les motifs de son arrêté; que, pour les motifs énoncés par le juge des référés et qui ne sont pas sérieusement contestés en appel, ni le contexte national, ni les éléments de contexte local relevés par le maire et rappelés ci-dessus, notamment pas les messages de soutien ou de protestation, principalement reçus à la suite de son arrêté et dont un seul évoque la possibilité d’une manifestation, ne sont, en l’espèce, de nature, par eux-mêmes, à créer de tels risques; que les diverses condamnations pénales de M. B. D. ou sa mise en cause devant le juge pénal pour d’autres faits ne l’établissent pas davantage; que si la tenue d’un tel spectacle appelle certaines mesures de sécurité, la commune se borne à affirmer, sans apporter de précisions de nature à étayer son argumentation, que ces mesures ne pourraient être prises du fait de l’existence du plan «vigipirate» et du niveau d’alerte retenu et justifieraient ainsi son interdiction;
7. Considérant qu’il résulte de ce qui précède que la commune de Cournon d’Auvergne n’est pas fondée à soutenir que c’est à tort que, jugeant que l’arrêté litigieux portait une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’expression et à la liberté de réunion, en raison de ce qu’aucun de ses motifs pris individuellement ou collectivement ne pouvait le fonder légalement, le juge des référés du Tribunal administratif de Clermont-Ferrand, dont l’ordonnance est suffisamment motivée, en a suspendu l’exécution; qu’il n’y a pas lieu de mettre à la charge de la commune de Cournon d’Auvergne la somme demandée par la société Les Productions de la Plume et M. B. D. au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du Code de justice administrative;
ORDONNE:
Article 1er: L’appel de la commune de Cournon d’Auvergne est rejeté.
Article 2: Les conclusions présentées par la société Les Productions de la Plume et M. B. D. au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du Code de justice administrative sont rejetées.
Article 3: La présente ordonnance sera notifiée à la commune de Cournon d’Auvergne, à la société Les Productions de la Plume, à M. B. D. et au ministre de l’Intérieur.